Association pour le souvenir de la Grande Guerre 14-18

"Les morts ne meurent pas quand ils descendent dans la tombe, mais bien quand ils descendent dans l'oubli."
Henri AUCLAIR

dimanche 21 mars 2010

Un roman



"Le Cabaret des oubliés" de Philippe Delepierre et Bruno Vouters

Entre les horreurs de la Grande Guerre et le tourbillon des Années folles, il y a comme un trou de mémoire, un temps suspendu. C'est cette France de survivants, dévastée, amère, déchirée entre le désir d'oublier et la culpabilité propre à tous les rescapés que fait revivre Le Cabaret des oubliés. Un roman historique certes, abondamment documenté, mais aussi un roman tout court, qui raconte, dans un langage truculent, la lente remontée des enfers d'un homme du Nord, un Ch'ti de la classe 1907.

Alfred Berthier, né dans les corons en 1887, a par deux fois échappé à la mort. La première fois, en 1906, à Courrières, la plus grande catastrophe minière d'Europe : 1 099 morts, une poignée de survivants - dont lui. La seconde fois, au Chemin des Dames, la grande boucherie de 1917, dont il est ressorti boiteux, un éclat fiché dans le crâne, et en état de choc.

Pour échapper aux tranchées, il a simulé l'amnésie. Rebaptisé "Adam Hurtebise", il a trouvé un emploi à Paris, au Journal des réfugiés qui informe les habitants du Nord, tout juste "récupéré" - on ne dit pas libéré. Repoussant les mains tendues, Adam continue de feindre, remâchant ses peurs et son mal de vivre. Il a perdu le rire et le désir, le goût aussi. Et ses illusions. Les lettres d'amour de sa marraine de guerre n'étaient qu'une farce. Le Montparnasse des Années folles l'écoeure. Comme les vautours qui profitent des réparations.

Derrière le triste masque d'Adam, Alfred rêve des nuages, des briques et des terrils de sa région natale. Il la retrouve en ruine, routes et champs truffés de déchets militaires. Ici, malgré tout, il se régénère, puisant aux sources de l'âme des Ch'tis le courage, la force et le goût de la fête. Alfred prendra sa revanche par le rire.

Du drame, le récit tourne à la farce grinçante. Une sorte de kermesse héroïque dont l'apogée sera l'inauguration d'un cabaret créé par des survivants et des "gueules cassées" dans une arène jadis réservée aux combats de coqs - un symbole, bien sûr, comme le héros et beaucoup de figures de ce roman, plus savant qu'il n'y paraît de prime abord. Car l'intrigue ne se greffe pas, comme c'est souvent le cas, sur un fond historique, elle incarne l'Histoire et ces années grises et roses.

Philippe Delepierre et Bruno Vouters ont une vision intime de ce Nord souvent caricaturé. Le premier, professeur à Villeneuve-d'Ascq, a publié des romans situés dans la région, comme Fred Hamster et Madame Lilas (Liana Levi, 2004). Le second, rédacteur en chef adjoint à La Voix du Nord, a réalisé un documentaire sur la catastrophe de Courrières. Ils mêlent heureusement leurs compétences pour produire un "docu-fiction" à la fois réaliste et inspiré.

On ne quitte ce livre qu'à regret, avec l'envie d'en savoir plus. Les auteurs ont eu la bonne idée de prolonger leur récit d'un chapitre intitulé "Roman et réalité", qui précise les frontières entre la vérité des personnages, des descriptions, des lieux et les apports de la fiction.

Le Cabaret des oubliés, de Philippe Delepierre et Bruno Vouters, Liana Levi, 368 p., 19 €.

Véronique Maurus - Le Monde

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